08.
Ari était réveillé depuis près d’une heure, étendu sur son lit, le regard perdu, la tête prise par une migraine carabinée, quand le téléphone de la chambre se mit à sonner.
— Allô ?
— Monsieur Mackenzie ?
— Oui.
— Bonjour, Mona Safran à l’appareil. Je suis une amie de Paul.
Ari se redressa sur le lit, fronçant les sourcils. Comment cette femme dont le nom ne lui disait rien pouvait-elle savoir qui et où il était ?
— On se connaît ? demanda-t-il d’une voix méfiante.
— Moi, je vous connais. Je sais que Paul devait vous voir et, après ce qui est arrivé, j’ai pensé que vous deviez loger dans l’un des hôtels près de chez lui. J’ai tenté ma chance. Je voudrais vous rencontrer.
Quelque chose ne tournait pas rond. Cet appel tombait comme un cheveu sur la soupe.
— Quand ça ?
— Maintenant, si vous le pouvez. Je suis dans une brasserie à deux pas de votre hôtel.
— Vous êtes une amie de Paul ?
— Il était mon professeur à l’École d’art et de design de Reims, il y a quelques années. Nous sommes restés amis… Alors, vous me rejoignez ?
Ari hésita avant de répondre. Ce coup de fil lui paraissait étrange mais, après tout, il pourrait peut-être apprendre quelque chose. Et pour le moment, toute information était la bienvenue.
— Entendu. Laissez-moi un quart d’heure et je suis là.
N’ayant emporté aucune affaire de rechange, il partit dans la minuscule salle de bain enfiler ses vêtements de la veille. Cette tenue ne changeait pas vraiment de celle qu’il portait chaque jour. En toute saison, Ari arborait un jean, une chemise blanche et son long trench-coat noir ; cela lui évitait d’avoir à réfléchir à la façon de s’habiller le matin et il semblait qu’en prime cela seyait plutôt bien à sa taille, ses yeux bleus et ses épais cheveux poivre et sel. C’était son look, voilà tout. Lola lui avait dit un jour qu’il ressemblait à George Clooney, en moins grand ; il n’en demandait pas plus.
Dehors, Ari découvrit le visage de Reims, à la lumière du soleil d’hiver. Dans ce quartier, la cité des sacres avait gardé quelque chose de médiéval. Où qu’il posât son regard, Ari ne put apercevoir le moindre immeuble moderne. La ville offrait un spectacle anachronique. Il ne manquait plus que la foule en guenilles des portefaix déambulant au milieu du cloaque des ruelles, entre les rangées d’échoppes et de magasins que les artisans, orfèvres, boulangers, drapiers, apothicaires et autres bouchers, apprêtaient de mille couleurs criardes dans l’espoir d’appâter le chaland, le tout sous la protection de la cathédrale, dressée au-dessus des toits.
Ari marcha dans les artères de la ville, se laissant pénétrer par la beauté des pierres. Une dizaine de minutes plus tard, il entra dans la brasserie que lui avait indiquée sa mystérieuse interlocutrice. Il vit une femme lui faire signe, assise à une table au fond de la salle.
C’était une femme élégante dont il se dégageait une aura sombre, presque dramatique. Ses cheveux mi-longs, légèrement dégradés, étaient d’un noir profond et lumineux, ses sourcils deux traits fins, ses yeux obscurs et sévères, comme des têtes d’épingle, et elle portait un manteau droit foncé qui lui faisait de larges épaules. Telle une femme fatale tout droit sortie d’un vieux polar, elle s’efforçait visiblement de masquer son chagrin derrière une apparence austère.
— Mona Safran, enchantée. Asseyez-vous.
— Merci.
— C’est moi qui vous remercie d’avoir accepté de venir…
— Si vous êtes une amie de Paul, c’est normal.
— Une bonne amie, oui.
— Il ne m’a jamais parlé de vous.
Un vague sourire s’esquissa sur le visage de la jeune femme.
— Mais il m’a souvent parlé de vous, en revanche. Il vous aimait beaucoup.
— Vous habitez Reims ?
— Non.
— Alors, que faites-vous ici ?
— J’ai essayé de joindre Paul au téléphone toute la soirée d’hier. Inquiète, j’ai fini par appeler sa voisine qui m’a appris la terrible nouvelle. Je n’arrive toujours pas à y croire. Je suis venue ce matin au plus vite.
Elle marqua une pause.
— Vous êtes dans la police, n’est-ce pas ?
— En quelque sorte.
— Paul vous appelait le « chasseur de sectes », dit-elle d’une voix presque ironique.
— Vous avez une idée de la raison pour laquelle on l’a assassiné ? demanda Ari, peu désireux de s’étendre sur sa profession.
— Non, pas la moindre. J’espérais que vous pourriez m’éclairer. Paul m’avait juste confié qu’il avait des soucis et qu’il voulait vous en parler, sans me dire de quoi il s’agissait.
— À moi non plus. Il n’en a pas eu le temps.
— Les policiers de Reims ont-ils une idée là-dessus ?
— Pas que je sache, répondit Mackenzie.
Mona Safran, le visage grave, sortit de son sac un paquet de Black Devil. Elle glissa l’une de ces étranges cigarettes noires dans sa bouche et tendit le paquet à Ari.
— Vous fumez ?
— Oui, mais pas ça, désolé…
Il prit son paquet à son tour et lui offrit du feu.
La femme tira une bouffée sur sa cigarette parfumée et laissa s’échapper lentement la fumée d’entre ses lèvres.
Un silence embarrassant s’installa entre eux. Ari était persuadé que cette femme lui cachait quelque chose et il ne pouvait s’empêcher de penser que sa démarche n’était pas naturelle… Pourquoi était-elle venue si vite sur les lieux ? Quels liens l’unissaient à Paul ? Ils devaient avoir trente ans d’écart, Ari ne pouvait imaginer qu’elle ait été sa maîtresse.
— Pourquoi êtes-vous ici ?
— Parce que Paul était l’un de mes meilleurs amis et qu’il n’a pas de famille. Il m’avait désignée comme exécutrice testamentaire…
— Je vois, dit Ari en tâchant de masquer sa surprise. Et pourquoi vouliez-vous me voir, moi ?
— Il fallait bien que nous nous rencontrions un jour. Et j’ai pensé que, de par votre métier, vous pourriez m’en dire plus sur ce qu’il s’est passé.
— Tout ce que je sais, c’est que Paul a été assassiné de façon atroce. Je ne peux rien vous dire de plus.
— Je vous laisse mon numéro, monsieur Mackenzie. Si vous en apprenez davantage, je vous serais reconnaissante de me tenir au courant. La police ne voudra sans doute pas tout me dire… Paul comptait beaucoup pour moi, et j’ai besoin de comprendre.
Ari se contenta de prendre le morceau de papier sur lequel Mona Safran avait écrit son numéro.
La femme regarda sa montre puis elle lui adressa un sourire désolé.
— Je vais devoir vous laisser. N’hésitez pas à m’appeler, Ari.
Elle se leva sans rien ajouter, le salua et régla l’addition au comptoir avant de sortir de la brasserie.
Interloqué, Ari resta encore quelques minutes à sa table en se demandant ce que pouvait bien cacher cette rencontre invraisemblable. Ce n’était pas seulement la façon dont s’était déroulée la courte entrevue qui le dérangeait, mais aussi la personnalité de cette femme. À la fois distante et entreprenante, hautaine et étrangement sensuelle. Ari ne voyait pas ce qui pouvait la relier à Paul Cazo. Et que celui-ci ait désigné comme exécutrice testamentaire une femme dont Ari n’avait jamais entendu parler était pour le moins troublant.
Il but plusieurs cafés, fuma cigarette sur cigarette. Après être parvenu à diminuer largement sa consommation d’alcool, cela faisait cinq ans maintenant qu’Ari essayait de se débarrasser de cette autre addiction, sans succès. Il avait même tenté la méthode Allen Carr dont tout le monde disait qu’elle faisait des miracles ; il avait arrêté deux semaines puis repris de plus belle en jetant le livre à la poubelle. Le plus paradoxal, c’était que, depuis le décès de sa mère, Ari était terrifié à l’idée de mourir jeune. Cette peur l’habitait au quotidien et, pourtant, la lourde menace d’un cancer ne suffisait pas à lui donner la force d’arrêter le tabac. C’était comme si, au contraire, la cigarette était le seul moyen de calmer ses angoisses de mort.
Mackenzie écrasa nerveusement son dernier mégot dans le cendrier et, vers 10 h 30, il alla faire sa déposition au commissariat de police, de l’autre côté de la ville.
Alain Bouvatier, le commissaire de la veille, se montra plutôt courtois, compatissant même. Ari ne savait jamais à quoi s’en tenir avec les collègues. Depuis quelques années, sa réputation lui jouait souvent des tours. Il était devenu une sorte de vilain petit canard de la DCRG.
En 1992, brillamment diplômé de l’école de police et déboussolé par « l’accident » de son père, Ari, sur un coup de tête, s’était engagé au sein de la FORPRONU[3], en tant que policier civil, afin de participer à une mission de démilitarisation en Croatie. Là-bas, il en avait vu de toutes les couleurs. Un peu trop, sans doute, pour un jeune homme de son âge. Après qu’il eut passé un an de service dans l’enfer de Zagreb, la DCRG avait débauché cette jeune recrue prometteuse, fils de flic de surcroît. Il avait alors connu son heure de gloire, en 1995, quand le précédent directeur des RG, en accord avec le gouvernement de l’époque, avait fait de la lutte contre les sectes une priorité. Ari, qui s’était révélé l’un des plus brillants analystes de sa génération, féru d’ésotérisme, avait été chargé de monter le fameux « groupe sectes » de la rue des Saussaies. Jouissant des faveurs de sa hiérarchie, il avait alors été considéré comme l’une des figures montantes du renseignement et rapidement atteint le grade de commandant. Mais après ces débuts idylliques, le changement de gouvernement avait entraîné une révision des priorités. Les violences des banlieues avaient fait passer la problématique des dérives urbaines au tout premier plan et relégué la question des sectes. Néanmoins, pour Ari, cela ne faisait aucun doute : quelqu’un en très haut lieu avait cédé aux pressions des principales organisations sectaires installées sur le sol français et contraint les RG à lever le pied sur ce sujet délicat. Fou de rage, il avait failli à son devoir de réserve et laissé filtrer des informations dans Le Canard enchaîné. L’affaire avait fait grand bruit et Ari avait dû subir la foudre de ses supérieurs mis dans l’embarras.
Malgré tout, Mackenzie était un élément bien trop précieux pour que la Direction centrale se résolût à se séparer de lui, et il bénéficiait de l’estime et de la protection de certains de ses supérieurs. En outre, personne en France n’avait une aussi bonne connaissance des sectes et de tous les sujets qui pouvaient s’en approcher de près ou de loin, mysticisme, occultisme…
Après cette faute professionnelle, on avait ôté à Ari tous ses collaborateurs et il s’était retrouvé seul dans sa section. Un jour ou l’autre, il le savait, celle-ci serait amenée à disparaître. Dans le renseignement, l’heure était au remaniement : nul n’ignorait la fusion, dans un avenir proche, des RG avec la DST[4], avec laquelle ils partageaient déjà de nouveaux locaux. Ari ne doutait pas que son « groupe » – pouvait-on encore parler de « groupe » à présent qu’il était seul ? – serait dissous à cette occasion.
Pour l’heure il n’était pas mécontent de travailler en solitaire, cela lui donnait une certaine liberté.
Ainsi, Ari Mackenzie traînait à travers toute la Police nationale une réputation de trublion des RG, passé par la Croatie, ce qui lui valait tantôt l’admiration des uns tantôt la méfiance des autres. Le jeune commissaire, visiblement, faisait partie de la première catégorie. Il prit la déposition d’Ari sans trop le bousculer.
— Depuis quand ce rendez-vous avec M. Cazo était-il fixé ?
Ari rapporta l’appel de Paul. Le commissaire l’écouta avec attention tout en prenant des notes. Après une bonne heure d’interrogations, celui-ci lui posa une dernière question :
— Connaissez-vous Mona Safran ?
— Depuis ce matin seulement.
— Elle vous a appelé ?
— Nous nous sommes rencontrés.
— Vous n’aviez jamais entendu parler d’elle ?
— Non.
— C’est étonnant… Vous dites que Monsieur Cazo était un de vos meilleurs amis, et vous ne connaissez pas son exécutrice testamentaire.
— Cela m’a étonné, moi aussi.
— Très bien. Je n’ai pas d’autre question…
— Vous me tiendrez au courant des avancées de votre enquête ?
— Je vous dirai ce que je pourrai, Mackenzie. Mais ne m’en demandez pas trop. Vous savez comment ça marche…
— Vous avez des pistes ?
— Non. C’est un peu tôt. Ce que je peux vous dire, pour le moment, c’est que M. Cazo est décédé aux alentours de 17 heures et que son assassin lui a… vidé le crâne. Entièrement.